Voyage dans le passé
Mardi 5
Au hasard de mes lectures, il m’arrive d’emprunter à ma bibliothèque un ouvrage rare et précieux, amoureusement chiné il y a bien longtemps, et d’en relire quelques pages pour m’offrir un voyage dans le temps… Les livres, comme la musique, sont nos meilleures agences de voyage, ouvertes 365 jours par an, 24 heures sur 24 et préservant notre fortune !
J’ai donc lu quelques pages d’un livre remarquable, totalement introuvable, publié en 1859 par l’imprimerie de la veuve Lamaignère, sise au 39 de la rue du Pont-Mayou à Bayonne. Cet ouvrage « Une saison d’été à Biarritz par un habitué des bains de mer de Biarritz » est en fait l’œuvre d’un curé (!), l’abbé Isidore Lagarde, vicaire à Anglet puis aumônier du Collège Saint-Léon.…
L’intérêt de ses écrits est de nous offrir un témoignage de ces années où la Cour impériale résidait chaque été à Biarritz, mais aussi de faire un bond dans le passé, puisque l’abbé nous parle de sa jeunesse dans les années 1830… La chose est tellement curieuse que je ne résiste pas à vous livrer un bel extrait de ce « reportage »… et de découvrir ces saisons d’été d’autrefois !
« Ce n’était pas chose qui faisait grand tapage alors, qu’une saison d’été à Biarritz.
Vers le mois de juillet de chaque année, vous auriez vu de temps à autre de petites caravanes traverser le désert (je dirai tout à l’heure un mot du désert et des caravanes) et se diriger vers l’humble bourgade. C’étaient quelques familles de bons bourgeois bayonnais qui, après s’être décidés, non sans peine je vous assure, à quitter pour douze ou quinze jours leurs pé¬nates chéris et en avoir confié la garde, avec toute sorte de sollicitude, à la vieille et brave cuisinière de la maison, s’en allaient demander au tranquille village repos, distractions ou santé.
Chacune de ces familles avait à Biarritz sa maison attitrée, ses bonnes vieilles connaissances du lieu qui, pour un prix mo¬dique, mettaient à sa disposition quelques chambrettes d’une configuration un peu antique, c’est vrai, mais dans lesquelles on retrouvait toujours un parfum de linge blanc et de parquet bien ciré qui constituaient le luxe de l’époque et qui nous suffi¬sait alors. Dès que le mois de juin ramenait un plus beau soleil et annonçait l’arrivée prochaine des visites tant attendues, vous eussiez vu se mettre en grand mouvement les ménagères de ces demeures privilégiées. Les bras du logis ne suffisaient plus aux lessives générales, les parquets un peu vieux gémissaient sous les efforts du frottoir. Les murs intérieurs, fraîchement blanchis à la chaux, recevaient les éclatantes enluminures qui venaient d’être soigneusement retirées du lourd bahut ; et les petites images, les vases grossiers de terre blanche bariolés de gros bleu, s’étalaient avec orgueil sur le chambranle de la vaste cheminée. Au fond de l’alcôve où régnait un lit d’une carrure inconnue de nos jours, les immenses rideaux coloriés à grands sujets historiques ne tardaient pas à s’élever fièrement au-dessus de la couche trois fois séculaire. Bref, à l’heure dite, tout était prêt ; et quand vous arriviez, vous trouviez sur le seuil la bonne et vieille Mariannotte (vos ménagères s’appe¬laient souvent Mariannotte) qui vous accueillait à bras ouverts, avec un sourire de bonheur sur les lèvres et aussi une petite larme d’émotion dans l’œil.
J’étais enfant alors, et de tout cela il me souvient comme si je le voyais encore de mes yeux , pardonnez-moi de me laisser un peu aller aux souvenirs de mon premier âge.
Pendant la durée de ces courtes vacances, les jours s’écou¬laient pour nos citadins dans une douce uniformité. On retrou¬vait là des amis de la ville, on se promenait, on causait, on allait prendre son bain à l’heure de la marée, on assistait à la pittoresque arrivée des cacolets indigènes (tout à l’heure vous saurez ce que c’était que le cacolet) qui amenaient quelques visiteurs nouveaux. Ah ! par exemple, vous me permettrez de vous dire en passant que les préoccupations de la toilette n’en¬traient jamais, pour ces messieurs et ces dames, en ligne de compte dans le menu détail de la distribution des journées. Voyez-vous ce digne bourgeois, au visage vermeil et replet, qui s’avance abrité contre les rayons brûlants du soleil par un parapluie de la plus respectable envergure ? A son front serein, à son constant sourire, à la brillante chaîne de montre et aux lourdes breloques d’or qui s’étalent avec orgueil sur son large abdomen, vous reconnaissez tout d’abord l’heureux mortel dont le succès a couronné les travaux, et qui jouit avec une entière félicité des faveurs de la fortune. Eh bien ! dites-moi, connaissez-vous une mise plus modeste que la sienne ! Un vaste chapeau de paille (or, croyez-m’en sans peine, ce n’est point un panama) ombrage son chef sous d’amples rebords, une simple veste de coton blanc à petites fleurs bleues ou ro¬ses, un pantalon d’étoffe légère et commune, composent tous les détails de sa toilette. Des souliers de basane d’une coupe indépendante enserrent mollement ses pieds, veufs à cette heu¬re de ce tyrannique emblème de la civilisation qu’on nomme bas ou chaussettes. C’est que notre homme se rend au bain, et que le superflu lui paraît ridicule dans la toilette provisoire à laquelle, de retour au logis, il daignera cependant accorder pour le reste du jour le complément indispensable.
Vous attendez maintenant sans doute que je vous dise un mot de la mise des dames. Ah ! il y a un abîme de dix siècles au moins entre les exigences d’alors et celles d’aujourd’hui, entre le franc et modeste laisser-aller de cette époque et les modernes caprices de la mode orgueilleuse qui veut que de nos jours on n’aille plus au bain qu’en robe de soie, mantelet de dentelles et souliers de satin. Alors on ne vivait que pour soi et pour son intérieur, tandis que maintenant on vit beaucoup pour les autres et pour le dehors ; on ne se préoccupait pas comme aujourd’hui des approbations ou des improbations de la foule, et n’est-ce pas qu’on devait être bien plus heureux ainsi ! Bref, alors les dames, à l’heure du bain, quittaient leurs demeures dans une toilette de la plus incontestable simplicité. Large chapeau de paille commune, ample peignoir d’une étof¬fe peu prétentieuse assurément, et dont la forme ou la qualité n’étaient point déguisées encore par les formidables engins de la mode actuelle, châle sur le retour de l’âge et ayant connu des jours meilleurs, chaussure tenant le milieu entre le soulier et la pantoufle, voilà tout. Quant au tyrannique emblème de la civilisation dont je parlais tout à l’heure, cela vous surpren¬dra peut-être, mais cela est ainsi pourtant, il manquait parfois à l’appel, et cela n’étonnait personne. Au retour du bain, on faisait subir, sans beaucoup de bruit et en un tour de main, à la toilette de la matinée quelques modifications nécessaires, et l’on n’en parlait plus. »