Les mimosas de Nausicaa...
(Dédié à J…)
Je rentre à la maison avec une brassée de mimosa. Quelle joie ! Voilà revenu le temps des mimosas. Ce sont quelques jours de splendeur dans ce vase rouge que je pose sur la table de marbre de l’entrée. J’attends, chaque année, le temps des mimosas… Et je me souviens d’une histoire.
Il faut dire que déjà bien jeune, j’aimais ce splendide spectacle des mimosas qui semblent lancer des pluies de perles d’or vers le bleu glacé du ciel d’hiver.
Autrefois, nous partions à Hossegor, un dimanche dans l’année, vers la fin février, pour « chiper » quelques branches aux arbres des propriétés délaissées par les vacanciers de l’été.
Nous faisions bien attention à couper « comme il faut » les quelques basses branches qui nous tendaient leurs doigts dorés…
Mais l’enfance s’enfuit, se fane, probablement aussi vite que les mimosas. Comme ça, d’un coup.
Arrivé à l’adolescence, j’avais déjà la nostalgie des mimosas de l’enfance. Mais à Biarritz, les mimosas étaient bien rares… Difficile d’en trouver une brassée.
Pourtant, par un bel après-midi, je découvris dans une rue qui me semblait comme oubliée, comme
figée dans un autre temps, un grand parc aux mimosas avec, tout au fond, une impressionnante maison. L’allée était longue. Les mimosas étaient si hauts, si beaux, qu’ils formaient une voûte embaumée s’assombrissant à mesure que l’on arrivait vers le porche de la maison.
Près de la porte, une sonnette de cuivre scintillait. On avait une envie irrésistible d’appuyer dessus ! Je le fis… Quelques instants et la porte s’ouvrit. Apparut une vieille fille, vêtue d’un tablier noir, l’œil méfiant, qui me dit peu aimablement :
« Jeune homme ?
- Bonjour. Je voudrais demander l’autorisation de couper quelques branches de mimosa dans le jardin…
- Ah ! Mais Madame ne donne pas l’autorisation de couper ses arbres ou ses fleurs ! C’est que Madame ne veut pas justement que…
A ce moment précis une voix autoritaire se fit entendre :
- Jeanne, qu’est-ce que c’est ? Que veut ce jeune homme ?
J’expliquai ma requête. La dame me regarda gentiment. Puis, d’une voix considérablement adoucie, me dit :
- Ah vous aimez les mimosas… Et pourquoi ?
- Oh, c’est un souvenir d’enfance !
- Tiens ! Un souvenir pas bien lointain… dit-elle en me regardant en souriant. Moi, voyez-vous, c’est un souvenir d’amour… Mais entrez et parlons de nos souvenirs !
Je pénétrai dans un vaste salon qui semblait être le somptueux musée de toute une vie. Nous nous assîmes sur une grande banquette de velours rouge, face à une immense baie vitrée donnant sur le parc aux mimosas. Face à moi, la dame, et derrière elle, un lion en bronze, posé sur une table en hauteur, que je trouvai « sublimement beau ». Sur une petite table, proche de la banquette, une photo dans un somptueux cadre d’argent :
- Mon prénom est Nausicaa. C’est celui d’une princesse phéacienne, fille d’Alcinoos. Etonnant, non ? C’est moi sur la photo, et le beau jeune homme, c’est Rodrigue. Nous sommes photographiés à Nice. C’est l’homme de ma vie. Hélas, il est mort il y a déjà bien, bien longtemps…, dit-elle en fixant la cime des mimosas à travers la baie vitrée.
- Et les mimosas ? osais-je…
- Ah oui, les mimosas ! C’était donc à Nice, bien avant la guerre, à l’Opéra. On jouait « La Bohème ». C’était en février… J’allais me fiancer avec un garçon très ennuyeux avec lequel je devais aller à l’Opéra ce soir-là. Je venais d’arriver à Nice, dans la propriété de ma grand-mère, et lui résidait dans celle de ses parents.
L’après-midi même, comme je lui avais confié que j’aimais l’opéra et les mimosas, il voulut faire l’intéressant et se mit à monter au tronc d’un imposant mimosa du parc de ses parents pour en couper les plus belles fleurs haut perchées. Cet imprudent – que j’avais supplié de ne pas grimper aux arbres ! – tomba de quelques mètres et se brisa la cheville. Impossible pour lui d’aller à l’Opéra. Ma grand-mère étant trop âgée, il fut décidé que j’irais seule. Vous pensez, « La Bohème » ! Et, de plus, nous connaissions bien le directeur de l’Opéra qui était un ami de la famille. Je serais donc placé sous sa garde…
Je me souviens très bien qu’en allant à l’Opéra ce soir-là, je me suis dis que je n’avais pas eu, finalement, mon premier brin de mimosa de l’année.
Dans la loge où je me trouvais, il y avait donc cette place libre. L’ami de ma grand-mère, le directeur de l’Opéra, quelques minutes avant le début du spectacle, vint me demander si j’acceptais que cette place soit occupée par « un jeune homme fou d’opéra » qui n’avait pu avoir de place car tout était complet depuis plusieurs jours. Et il l’implorait de lui trouver ne serait-ce qu’un strapontin !
J’ai dit « oui », car quand quelqu’un est fou d’opéra et surtout de « Bohème », ça ne peut pas être un méchant homme !
Et chose incroyable, ce jeune homme que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas, est entré dans la loge avec un brin de mimosa qu’il avait cueilli en venant à l’Opéra. J’ai souri, il a souri. Et il m’a offert le brin de mimosa pour me remercier de « ma bonté ».
Sachez que « La Bohème » me fait pleurer, toujours aux mêmes endroits… Et à chaque fois que je pleurai ce soir là, je me suis tournée vers ce jeune homme, vers Rodolphe, et j’ai vu des larmes dans ses yeux... C’était le destin qui nous avait réunis !
Nous nous sommes revus le lendemain. Il m’a fait la cour pendant des semaines. Nous avons marché, chaque jour, sous les mimosas en fleur, envoûtés par cette odeur enivrante, parlant d’opéra des heures durant… A la fin de la saison des mimosas, nous avons fait le serment de nous fiancer.
Mais la vie est parfois aussi triste qu’un opéra, aussi vraie que « Bohème »…
Il est mort quelque temps après, assez brusquement, alors qu’il s’apprêtait à prendre le train pour venir à Biarritz rencontrer mes parents dans cette maison où nous nous trouvons. Ce fut un drame… Le chagrin de toute une vie.
Je n’ai plus jamais voulu revenir à Nice. Je me suis occupée de mes parents déjà âgés et quand ils sont partis, j’ai décidé de rester vivre ici. J’ai eu une vie intéressante mais sans nouvel amour. Mais j’ai la musique, j’ai l’opéra ! J’ai voyagé, j’ai parcouru le monde, j’ai vu « La Bohème » dans bien des théâtres, partout dans le monde ! Ah, et chose importante… en souvenir de Rodolphe, quand mes parents sont morts, j’ai fait planter des mimosas dans tout le parc. Et chaque année, à la saison des mimosas, je suis toujours ici à Biarritz. C’est notre anniversaire… Rodolphe et « La Bohème » me donnent rendez-vous !
Nausicaa s’est alors levée et, appelant sa bonne :
- Jeanne. Ouvrez la fenêtre !
La bonne a manipulé une mécanique complexe qui a fait pivoter l’immense baie vitrée, laissant pénétrer dans le grand salon le parfum puissant des mimosas. Nausicaa en a respiré l’odeur en fermant les yeux et m’a dit :
- Maintenant, garçon, « Bohème » !
Et sur un tourne-disque, assez moderne d’ailleurs, elle a installé un 33 tours et nous sommes restés à écouter une grande partie de l’opéra en respirant les effluves des mimosas.
En partant, elle a demandé à Jeanne de me couper du mimosa. Jeanne m’en a donné une telle brassée que j’avais presque du mal à la porter…
Nausicaa m’a embrassé et sur le perron de sa demeure m’a dit :
-Vous reviendrez l’année prochaine jeune homme, à la saison des mimosas. Et nous écouterons « La Bohème »…
J’ai promis.
Quelques mois plus tard, dans le journal, j’ai appris la mort de Nausicaa. La maison a été détruite, les mimosas coupés. Mais chaque année, à la saison des mimosas, quand quelque part dans le monde on joue La Bohème, deux fantômes se tenant la main, Nausicaa et Rodolphe, sont toujours assis dans la salle.